Submerger l’espace public parisien de poitrines féminines aux couleurs chatoyantes, une idée digne d’une utopie érotico-féministe à la Ursula K. le Guin, c’est ce qu’ont réalisé Léa et Manon au cours de l’année 2018, au sein d’un projet alliant féminisme et créativité.
« Que tu sois charnue, enceinte ou plutôt fine, avec un, deux ou trois seins, des cicatrices, des vergetures, viens célébrer ton corps avec nous. Nous serons ravies de t’envelopper en plâtre ! », appellent-elles avec humour sur Instagram, par le biais de leur compte commun @ohlolos. L’une vient de finir ses études de scénographie et design de luxe, et s’apprête à partir en volontariat à l’étranger ; l’autre profite d’une année de transition pour suivre une licence d’arts plastiques et travailler en tant que photographe et graphiste free-lance pour une boîte d’architectes. Ce compte Instagram est à la source même de leur projet artistique puisqu’il leur a permis, de juillet à novembre 2018, de faire appel à des volontaires : elles proposent aux femmes d’effectuer un moulage de leur poitrine, moulage qui sera par la suite découpé, peint, résiné et exposé dans les rues de Paris. Ce projet présente un double objectif : s’approprier l’espace public parisien et se ré-approprier le corps des femmes, « bien trop souvent objet de consommation ou de censure » déclarent-elles.
Le processus de création présente plusieurs étapes…
1) L’appel aux volontaires via Instagram.
2) Le moulage de poitrines : il se déroule par groupe d’une quinzaine de volontaires (plus de 70 au total, de 17 à 65 ans) et a lieu chez l’une des deux artistes. L’idée n’est pas de produire à la chaîne, mais bien de prendre son temps. Ce moment de partage fait partie intégrante de l’oeuvre ; en effet, la création se constitue au fil des rencontres et, si Léa et Manon en sont à l’origine, elles n’en contrôlent pas le résultat et les évolutions.
3) Le post-moulage : ici, il s’agit de laisser sécher les bustes en plâtre, d’en découper les contours, puis de les peindre selon un code couleur pré-défini. Au revers de chaque poitrine est placée une étiquette présentant son numéro de série (qui assure l’anonymat), un message du modèle féminin, et un hashtag #ohlolos permettant de retrouver la source du projet.
4) L’installation des bustes : ils sont accrochés de nuit, dans les rues de Paris, traçables ensuite grâce à une carte interactive appelée la Ohlolos Map. De là, une question à laquelle personne n’a la réponse : aujourd’hui, les bustes ont pour la plupart disparus, qu’en est-il advenu ? Ce mystère fait partie du processus créatif puisque l’oeuvre est, dès son origine, pensée pour être imprévisible. L’imprévisibilité est l’une des principales caractéristiques du projet Ohlolos. Toute la force de l’oeuvre réside en effet dans le fait qu’elle se constitue au fil des rencontres. D’une part, Léa et Manon, qui n’avaient jamais fait de plâtre avant le tout premier moulage, s’entraînent à chaque nouveau buste et constatent leur fantastique évolution technique : les premiers réalisés sont ainsi radicalement différents des derniers. D’autre part, l’oeuvre évolue selon le corps des volontaires et les deux artistes parlent d’« arborescence ». C’est la diversité du corps féminin qui est ici célébrée ; on pourrait dire qu’il s’agit de rétablir une image plus juste du corps des femmes, en l’émancipant des diktats de beauté. Pour cela, il est nécessaire de casser les normes esthétiques et de refaçonner la notion de « beauté » en célébrant le corps féminin tel qu’il est véritablement.
Et c’est sur ce point même que l’inattendu se produit : à la grande surprise de Léa et Manon, ces séances de moulage eurent de réels effets thérapeutiques sur les volontaires, dont beaucoup affirmèrent être ressorties de cette expérience libérées de certains complexes. Par ce projet, le corps réel, aux dimensions variées et variables, présentant, pour reprendre leurs propos, « cicatrices [et] vergetures », ce corps qui porte mémoire de notre vécu, fait concurrence à cet idéal de corps standard façonné et véhiculé par les médias, qui a envahi notre imaginaire collectif et est aujourd’hui intériorisé par les individu.e.s. Dans ce combat pour l’acceptation, le corps « réaliste » lutte avec les mêmes armes que son ennemi : il s’agit ici de submerger les paysages mentaux pour affirmer sa diversité. Le corps des femmes, réifié, transformé, malmené par différentes institutions, connaît ici une réappropriation.
Pour instaurer de nouvelles normes de beauté moins discriminatoires, il faut rendre évident certains critères de jugement jusqu’alors marginaux. Il s’agit dès lors de représenter ce qui est invisibilisé par l’idéal, de donner une voix à ce qui disparaît sous le poids de la norme. Par le projet Ohlolos, Léa et Manon placent sur le devant de la scène des corps oubliés, un corps féminin « réel » dans toute sa diversité. Afficher ces poitrines nues désexualisées dans les rues de Paris en toute décomplexion est une manière d’affirmer leur existence, et surtout de réaffirmer leur appartenance : aux femmes. Toute la force de cette démarche est éclairée par le contexte actuel de dénonciation croissante du harcèlement de rue. La grande majorité des
femmes témoignent aujourd’hui avoir subi des comportements déplacés de la part d’hommes dans l’espace public. Ces actes, et la violence qui en découle, font office de rappel : traditionnellement, les femmes sont restreintes à l’espace privé et la transgression à la règle entraîne un risque. Cette division genrée de l’espace public est évidemment moins prégnante aujourd’hui, quoiqu’exacerbée la nuit. Ainsi Léa et Manon précisent-elles que leur étape d’installation des bustes dans les rues de Paris, si elle a lieu la nuit, se réalise à plusieurs, notamment avec des hommes. Si l’espace est au quotidien investi par des femmes, cela ne se déroule pas avec évidence et aisance. Dès lors, afficher à la vue de tou.te.s une poitrine de femme peinte en
jaune vif, trônant fièrement sur le lion de la statue de la République, est un véritable coup de force : espace de mobilisation et de politisation populaire, la rue est réinvestie par les femmes.
Entre appropriation de l’espace public et réappropriation du corps féminin, le double objectif du projet Ohlolos est soustendu
par une idéologie féministe, bien que toutes les volontaires participantes ne se revendiquent pas comme telles.
Il soulève de fait un questionnement sur l’intérêt de mettre en oeuvre un militantisme créatif, de véhiculer le féminisme par
l’art. A cela, Léa et Manon répondent que l’art facilite la communication. Faire passer un message par un support matériel, sensible, plutôt que par la parole, semble être rudement efficace. Selon elles, cela s’expliquerait par le fait que chacun.e peut s’approprier le message transmis. Le support créatif place l’interlocuteur.rice en public, iel lui permet de porter un regard différent, plus personnel, sur l’oeuvre. Si un propos brut et directif est exclusif, l’oeuvre artistique laisse à son public une possible identification et permet de toucher à quelque chose de plus intime.
Le fait de véhiculer le projet par les réseaux sociaux, plus précisément par Instagram, va de pair avec sa dimension artistique. En effet, au-delà des côtés pratiques que présente Instagram (communiquer à grande échelle et réaliser un projet en toute autonomie – de la création à la diffusion), cette plateforme permet à de nombreu.ses.x artistes de s’exprimer en toute liberté. En toute liberté, ou presque, puisque depuis peu y est instaurée une censure sur les tétons féminins. Présenter en toute impunité des moulages de poitrines féminines est donc une manière de contourner cette censure, et surtout de transgresser les tabous.
Si le projet parisien est aujourd’hui terminé, son imprévisibilité et son caractère intrinsèquement évolutif nous surprennent à nouveau. Contactées par le festival « Oh les filles », Léa et Manon s’implanteront pendant un mois à Yzeure (dans l’Allier) pour réaliser de nouvelles séances de moulages. De plus, face à l’ampleur du projet et à sa simplicité d’exécution, est en train de germer l’idée de le lancer en open source : après avoir diffusé une sorte de DIY, il s’agirait de laisser à tout.e un.e chacun.e la
possibilité de réaliser les moulages, et de se regrouper sous le nom de Ohlolos.
Swati Devichi
Pour approfondir certains thèmes évoqués (liste non exhaustive) :
Genre et espace public :
• DI MÉO, Guy, Les murs invisibles. Femmes, genre et géographie sociale, Armand Colin, 2011
• FAURE, Emmanuelle, HERNÁNDEZ-GONZÁLEZ, Edna et LUXEMBOURG, Corinne, La ville : quel genre ? L’espace public à l’épreuve du genre, Le temps des cerises, 2017
Instauration des normes :
• CHOLLET, Mona, Beauté Fatale, La Découverte, 2015
• DÉTREZ, Christine, La construction sociale du corps, Points, 2002
Sources photos :
• Photo de couverture : https://www.instagram.com/p/Bln8bD6hA0w/
• Photo acceptation de soi : https://www.instagram.com/p/BsECcDQnIoF/
• Photo buste lion Répu : https://www.instagram.com/p/BoM3B1Th0Ol/
• Photo d’annexes : https://www.instagram.com/p/Boj5sO-h_TV/