“This body got rights”, “ladies unite”, “girls are strong”… Alors que je circulais dans les rayons d’une grande chaîne de prêt-à-porter moyenne gamme, je m’arrête intriguée devant un étalage de t-shirts aux slogans accrocheurs, aux graphismes colorés et aux prix imbattables de 10€ la pièce en moyenne. Je me saisis du tissu, me disant qu’il pourrait tout à fait coller à ma tenue prévue pour le 30 juin prochain, et puis, déformation d’étudiante en communication oblige, je me suis demandé pourquoi cette marque avait-elle décidé d’afficher de tels slogans inclusifs ? Après un bref doute concernant la probabilité que le grand capitalisme soit devenu féministe en une nuit et qu’on ait oublié de me tenir au courant, j’ai lâché le tissu et rebroussé chemin.
Et si l’on vous disait que le mois des fiertés et les luttes féministes et LGBTQ+ étaient devenus bankable ? Oups.
Pour celleux qui ne seraient pas au courant, l’approche de l’été est synonyme de prides, ou marches des fiertés, un peu partout à travers le monde, mais aussi aux six coins de la France et de Navarre. Pour trouver l’événement le plus près de chez vous c’est par ici.
Nous ne reviendrons pas dans cet article sur l’histoire et la signification des prides (une autre fois peut-être ?) mais nous allons plutôt nous pencher sur une technique communicationnelle bien connue : le pinkwashing.
Pinwashing, greenwashing, purplewashing ou même leur dérivé queerbaiting, tous ces anglicismes désignent une stratégie marketing consistant à cibler une cause sociale propre à un groupe plus ou moins large de personnes (les écologistes ou bien la communauté LGBTQ+), et à afficher des positions engagées sur cette cause, sans réelle prise de positions ou actions. Ces expressions fonctionnent selon une contraction entre un terme désignant une cause sociale (green pour l’écologie, pink pour la communauté queer, purple pour les femmes) et le terme de brainwashing : l’idée est qu’une entreprise “blanchie” son image afin de masquer une réalité négative, voulant “laver le cerveau” de ses consommateur.rice .s. Un cas emblématique de greenwashing ou écoblanchiment est celui de McDonald : le numéro 1 mondial du fast-food est un puit écologique et sanitaire, qui se cache depuis 2010 derrière des actions se voulant engagées écologiquement (proposer des sachets de fruits bios en dessert par exemple), et en remplaçant le fond rouge de son logo par un fond vert.
Pourquoi parler de pinkwashing ici ? En pleine période de prides durant laquelle la communauté LGBT+ investit la rue mais aussi l’espace médiatique, de nombreuses marques se dotent d’une stratégie marketing opportuniste et plutôt douteuse. Ici c’est une filière d’H&M dont les vêtements estampillés féministes sont fabriqués bien justement par des femmes et des enfants au Bangladesh (on rappelle que la marque a été condamnée dans la catastrophe du Rana Plaza ayant fait 1.135 mort.e.s. D’autres marques se cachent derrière des campagnes de soutien à des associations ou à une cause pour attirer les personnes LGBT+ ou qui soutiennent leur lutte. Un exemple très récent est celui de Nike et de sa collection de vêtements de sport Bertrue : si la marque reverse une partie de ses bénéfices à des associations de lutte pour les droits des personnes LGBT+, ces dons sont infimes (2,7 millions de dollars sur 5 ans pour 15 milliards de dollars de chiffres d’affaires annuel juste pour l’Amérique du Nord, soit …. 0,005%), la marque justifie tout de même ainsi l’appropriation des codes de la communauté LGBT+, comme le triangle rose notamment. De même avec Frida Kahlo, icône féministe et des luttes sociales détournée par Barbie, un comble pour cette communiste convaincue que de voir le grand capital se faire de l’argent sur son image, et son corps meurtri qui lui servait d’étendard privé de son sourcil caractéristique …
Se posent ici plusieurs problèmes : l’instrumentalisation à des fins commerciales des luttes LGBT+, la perte de sens des codes de ces luttes au profit du capitalisme en les détournant de leur objectif de construction d’une communauté pour devenir des accessoires de mode, et l’hypocrisie avérée de la part de géants du capitalisme qui pourraient soutenir concrètement les associations mais qui pire, cachent derrière ce marketing rose une réalité de discrimination. Prenons Urban Outfitter qui a tout de même eu le culot de surfer sur le phénomène de body positivity en affichant des mannequins plus-sized, alors même que la marque ne proposait pas de pantalons au delà du 40 : à votre avis, c’est très body positive comme sensation d’entrer dans un Urban Outfitter pensant s’acheter le même jean que la mannequin et s’apercevoir que son corps n’est pas acceptable ? Oh non.
Si l’instrumentalisation capitaliste des luttes sociales est déjà bien trop dommageable en terme d’identification de la lutte comme un combat réel et primordial, elle est aussi dangereuse.
Prenons l’exemple des slogans féministes vus sur des vêtements comme décrits plus haut : de nombreuses marques se sont emparées de ces slogans afin de les broder ici sobrement sur un t-shirt blanc… qui coûte 580euros. Les luttes féministes sont ainsi assimilées à un phénomène de mode, un vêtement qu’il convient de porter pour le style, mais surtout qui coûte un mois de loyer parisien et l’équivalent de 3 studios à Limoges . C’est ainsi que l’on fait passer le féminisme pour une mode de riches, déconnectée des réalités sociales de la majorité des femmes et de l’humanité, inaccessible.
Ce marketing opportuniste en devient même concrètement dangereux : dans son film L’industrie du ruban rose, Léa Pool montre comment le capitalisme, parmi lequel spécialement l’industrie pharmaceutique, s’est saisi du cancer du sein, créant le mois d’Octobre rose, vantant le dépistage du cancer le plus meurtrier chez les personnes possédant des seins . Or, comme le montre cette vidéo, ce phénomène au-delà de générer des millions de bénéfices dont on ne peut être certain.e.s qu’ils vont bien à la recherche ou à des associations, en invisibilisant d’autres maladies, aggrave peut-être bien la situation à cause d’une sur prévention … Léa Pool le résume en disant que le cancer du sein est devenu “l’enfant chéri du marketing social”: lucratif, porteur, efficace et peu cher.
Et encore pire (oui, toujours plus) : prenez Israël. Depuis plusieurs années l’état colonial s’est doté d’une communication de pointe au niveau de son engagement pour les droits LGBTQ+ : le Festival du Film LGBT de TelAviv a été créé en 2006, financement des Prides, promotion de Tsahal comme gay friendly… On voit clairement une instrumentalisation des droits LGBTQ+ par Israël pour redorer son image sur la scène internationale, alors même que les thérapies de conversion y sont toujours courantes, qu’Israël refuse de reconnaître les droits des personnes LGBTQ+ palestiniennes, et pire, utilise ses outils d’espionnage afin d’effectuer des pressions sur cette communauté en menaçant d’en outer les membres s’ils ne collaborent pas avec l’armée israélienne. Ainsi, déjà en situation précaire, les personnes LGBTQ+ palestiniennes se retrouvent sous la double pression d’Israël et des soupçons de trahison et d’espionnage par les palestinien.ne.s. Cette vidéo vous en dit plus.
Le pinkwashing invisibilise les luttes sociales, le pinkwashing monétise les luttes sociales et le pinkwashing tue les luttes sociales.
Revenons-en maintenant à ces fameux t-shirts et à la pride de Paris qui se tiendra le 30 Juin prochain. L’inter-LGBT, association organisatrice de l’événement, a dévoilé il y a quelques jours l’ordre des chars allant défiler. On y retrouve, en 85ème et 86ème place sur 87, Act-Up et Aids, les deux principales associations de lutte pour les droits et la santé des personnes séropositives. Rappelons que la communauté queer et les personnes précarisées parmi lesquels particulièrement les migrant.e.s sont les plus touchées par l’épidémie ! Et qui retrouvons-nous plus haut dans le cortège ? Des entreprises comme SalesForce ou MasterCard, des services publics comme la police dont l’homophobie et le racisme ne sont plus à prouver, des applications de rencontre comme Tinder ! En s’achetant une image queerfriendly à la force de l’argent, le capitalisme spolie la place des concerné.e.s et l’Etat policier se rachète une bonne conscience.
La pride n’est pas qu’une fête, la pride est un espace de lutte, la pride est l’occupation de la rue par celleux qui en sont exclu.e.s, la pride est un moment d’union pour une communauté discriminée, tuée, moquée : la pride ne doit pas devenir une case sur un planning de marketing strategic. Si certain.e.s voient seulement en la marche des fiertés les paillettes et les couleurs vives, il ne faut jamais oublier leur signification : les multiples couleurs à l’image de la diversité de notre communauté, et les paillettes pour rappeler que malgré la volonté de nous invisibiliser ou bien de nous coller une image négative voire dégoûtante, nous continuons de briller et d’assumer notre identité.
Nous ne pouvons pas accepter de voir nos droits et nos luttes passer derrière une application de rencontre ou bien un service bancaire.
Toi aussi ça te révolte ? Alors participe, relaie et soutien la réappropriation de la pride par les concerné.e.s! L’événement pour la pride de samedi 30 juin est par ici.
Si le sujet du pinkwashing d’Israël te touche ou t’intéresse particulièrement, tu peux participer à une super conférence.
On se retrouve le 30 juin : nul besoin de Nike roses ou de t-shirt affirmant son féminisme, mais simplement d’être présent.e, d’un carton, d’un stylo, d’une voix, d’une rage, pour que la pride soit festive, mais surtout, qu’elle reste politique.
Pour aller plus loin :
Kiddy Smile portait un t-shirt engagé pendant sa prestation à l’Élysée pour la fête de la musique: « Fils d’immigrés, noir et pédé » – par Claire Tervé pour le Huffington Post.
Être gay à Gaza – par Liza Rozovsky pour Courrier international.
Avec le Pinkwashing, le cancer du sein devient un produit comme un autre – par Sophie Gourion pour Slate.
Les articles Décryptage de pub – par Sophie Gourion sur son site Tout à l’ego.
Campagne Always #likeagirl : le féminisme devient bankable et c’est une bonne nouvelle – par Sophie Gourion sur son site Tout à l’ego.
Nina Dabboussi