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Liban, Soudan, Irak : L’appropriation de l’espace public par les femmes au Moyen-Orient, le début d’une révolution culturelle et sociétale

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“ La rue est le premier média de masse” – Olivier Aïm

Cela n’échappera à personne, les fondements de notre société reposent sur une différenciation genrée de l’utilisation de l’espace public. En effet, tout, dans notre société a été fait pour que la femme ne s’y sente pas à sa place. Dès notre plus jeune âge, on nous met en garde contre le monde extérieur rempli de dangers. On nous apprend à être discrète lorsqu’on sort, à ne pas se faire remarquer pour ne pas attirer l’attention et être sujette à plusieurs types de violences comme le harcèlement de rue, les violences sexuelles, les micro-agressions etc. ; qui se déclinent bien évidemment sous plusieurs formes en fonction de notre intersectionnalité : que l’on soit femme et voilée, femme et racisée, femme et obèse … Cependant, on apprend aux petits garçons à être forts, courageux et à s’imposer. De ce fait, la société a tendance à percevoir la femme comme un être vulnérable, ayant besoin d’être chaperonné par un homme, à qui on aura appris dès bas âge à n’avoir peur de rien et à savoir comment protéger sa dulcinée.

Parce que le patriarcat ne définit les femmes que par leur corps, et de ce fait les objectise, ces dernières sont contraintes à adapter leur comportement lorsqu’elles se déplacent dans l’espace public (faire attention à leur manière de s’habiller, développer des stratégies d’évitement, ne pas rentrer trop tard le soir etc.) au risque de se faire importuner.

“ L’espace de la rue n’est pas féminin” – Françoise Héritier

Jürgen Habermas, philosophe et théoricien allemand est considéré comme étant le père fondateur de la notion d’espace public. Selon lui, il s’agit d’un espace de discussion et de libre parole où apparaissent des sujets autonomes et égaux. Dans les salons par exemple, l’un des premiers lieux où se matérialisent l’espace public, Habermas affirme que les hommes ET les femmes qui y interviennent se considèrent comme étant égales.aux dans leurs êtres ainsi que dans leurs prises de parole.

Néanmoins, beaucoup de sociologues vont s’emparer de ce sujet en mettant en évidence l’écart entre l’espace public de droit, et l’espace public tel qu’il est réellement investi. Iels vont démontrer que ce fameux lieu de discussion supposément ouvert à tou.te.s est en réalité réservé qu’à quelques personnes et compte plus d’exclu.e.s que d’inclu.e.s. Parmi ces sociologues, certain.e.s vont s’intéresser à l’inclusion des personnes pauvres et d’autres à l’inclusion des femmes. C’est le cas de la sociologue américaine Nancy Fraser, considérée comme l’une des figures majeures de la philosophie politique féministe aux Etats-Unis, qui remet en question la notion habermassienne de l’espace public en interrogeant sa neutralité axiologique et son angle de vue androcentrique. Pour ce faire, la sociologue adopte une approche féministe et met en lumière le fait que Habermas ne prend pas en compte le sujet du genre dans ses analyses. Cette absence de perspective rend les conclusions du théoricien allemand contestables et réductrices car il naturalise l’androcentrisme en invisibilisant les problématiques liées à un ordre sociosexué.

Par cette discrimination dans l’espace public, nous pouvons dès lors affirmer que les femmes ne sont pas prévues ni les bienvenues en son sein. De ce fait, elles traversent la rue mais ne l’habitent pas. C’est en tout cas l’avis de l’anthropologue française Françoise Héritier lorsqu’ elle affirme que : « L’espace de la rue n’est pas féminin. Les femmes ne s’y attardent pas, c’est un lieu de danger. »

Toutefois, on assiste depuis quelques temps à un réel changement de paradigme ; les femmes prennent de plus en plus la parole au sein de l’espace public. On l’a vu notamment en France et aux Etats-Unis avec les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc pour dénoncer leurs agresseurs, mais cette libération de la parole ne s’arrête pas là. En effet, on remarque depuis quelques mois l’émergence de plusieurs contestations au Moyen-Orient s’inscrivant dans la continuité du printemps arabe où les femmes et les jeunes ont un rôle prépondérant. En effet, elles surfent sur les vagues de révolutions actuelles pour faire entendre leurs revendications et dénoncer des systèmes patriarcaux qui les enferment dans des stéréotypes les empêchant d’être pleinement libres de leurs actions. Le terme de “soulèvement” utilisé par plusieurs médias pour qualifier ce phénomène de grande envergure est très fort et significatif, si l’on considère que pendant des siècles les femmes ont été réduites au silence. Aujourd’hui elles décident de soulever leurs voix et de les porter haut et fort.

Les temps changent, nous aussi !

La société se trouve dans une période charnière où avec un changement de génération, on assiste aussi à un changement des mentalités. Les problématiques liées aux droits de la femme sont aujourd’hui plus importantes que jamais et c’est pourquoi les mouvements populaires insufflés par une jeunesse déterminée souhaitant rompre avec le vieux monde comptent de plus en plus de femmes voulant renverser le statu quo. L’un des principaux éléments que l’on retient des contestations analysées dans cet article est la volonté des femmes de vouloir renverser le patriarcat.

L’une des figures incarnant bien ce changement est celle de Malak Alaywe Herz, une jeune manifestante rendue célèbre pour avoir donné un coup de pied dans l’entrejambe d’un militaire durant les manifestations d’Octobre 2019 au Liban suite à la hausse de la taxe Whatsapp. Repris par tous les médias nationaux et internationaux, cette scène est devenue virale et à fait le tour des réseaux sociaux. Malak est devenue dès lors, le symbole de la lutte libanaise : “Je n’avais pas peur, on était en train de mourir ici. Je me suis approchée de lui et je lui ai demandé de tirer et je l’ai frappé de toutes mes forces. Il n’a pas le droit de pointer une arme sur nous alors que nous ne sommes pas armées et qu’on est là pour revendiquer nos droits.

Un symbole, car en plus de s’attaquer au patriarcat en tapant dans les organes génitaux de l’homme, elle s’attaque aussi par extension à tout le système de gouvernance libanais, jugé corrompu et coercitif.

La démocratisation des réseaux sociaux a joué un rôle considérable au sein de ces luttes. Tout d’abord, cette ouverture sur le monde a permis aux femmes de remettre en question la place qui leur a été assignée par la société. En effet, dans toutes les sociétés, même dites « démocratiques », la femme est reléguée à la sphère domestique, la politique étant considérée comme une affaire d’homme où les femmes n’ont ni leur place, ni leur mot à dire. Or, les réseaux sociaux ont permis de diffuser la libération de la parole des femmes afin de les inspirer et de les accompagner dans leur émancipation ainsi que dans leur empowerment. Ils ont permis entre autres aux femmes libanaises de prendre conscience de ce qui se passe dans le monde et de réaliser que le changement de la société libanaise se fera de pair avec l’amélioration de la cause des femmes. De ce fait, l’appropriation de l’espace public par les femmes signifie qu’elles ne veulent plus se taire. D’ailleurs, l’auteure et journaliste libanaise Joumana Haddad affirme que les libanaises : “ne se contentent pas comme avant de parler entre elles, dans les petits salons, de s’indigner à voix basse. La voix est désormais haute.” Selon elle, cette révolution est la première étape qui mettra fin au système patriarcal.

Le besoin de s’affirmer comme sujet autonome et plus comme complément ; ou l’art de faire la guerre à l’instrumentalisation de la religion

« La révolution gagne en force quand les femmes y participent » – Sara, manifestante irakienne

Comme nous l’avons dit juste avant, au Liban, au Soudan et en Irak, les femmes sont au premier rang de ces soulèvements, afin de manifester pour leurs droits et pour plus d’égalité. En effet, trop longtemps la femme a été considérée comme une citoyenne de seconde zone. C’est pourquoi, par leur présence dans les rues, elles se réapproprient aussi la politique et les modes de gouvernances qui se doivent d’être plus représentatif.ve.s de la société. Ainsi, leur premier combat se traduit avant tout par la dénonciation et la fin d’un système confessionnel, répressif et obsolète dans lequel les gouvernements instrumentalisent la religion en ayant une lecture machiste et sexiste de celle-ci afin d’avoir un contrôle total sur le corps des femmes et sur leurs libertés. Au Liban, et dans plusieurs autres pays du Moyen-Orient, il n’y a pas de scission entre la sphère politique et la sphère religieuse ; la constitution libanaise prévoit que le président soit chrétien maronite, le premier ministre musulman sunnite et le président du parlement musulman chiite. Les hommes étant donc à la tête des Etats et des familles, le code civil ne prévoit pas de statut personnel. Ainsi, les femmes n’ont pas de vraie citoyenneté. En effet, chaque libanais.e.s est soumis.e.s à des lois religieuses s’appliquant selon leur confession. Cela crée bien évidemment des fractures sociales car ces lois sexistes et discriminantes favorisent les hommes au détriment des femmes. Petit exemple : les femmes libanaises ne peuvent transmettre ni leur nom, ni leur citoyenneté à leurs enfants.

« Je me sens citoyenne de deuxième catégorie. C’est horrible et très humiliant, surtout quand vos enfants vous demandent pourquoi ils ne peuvent pas avoir la nationalité, alors que je les ai élevés dans l’amour du Liban, de la patrie et des traditions. C’est très difficile à expliquer… c’est une des raisons de mon combat ! Ce n’est pas un bout de papier qui fait de vous une citoyenne, mais ce que vous faites pour ce pays. Beaucoup d’hommes ont la nationalité mais ne la méritent pas ! », explique Nadine Moussa, candidate à l’élection présidentielle en 2014 et auteure du mouvement “take back parliament.” De plus, « Le code de nationalité libanais date de 1925 , hérité du Français, du colonisateur » affirme Lina Abou Habib, directrice exécutive du Women’s Learning Partnership.

En 2001, les activistes mesurent les impacts de cette loi sur les principales.aux victimes : les enfants. En effet, ces dernier.e.s n’étant pas considéré.e.s comme libanais.e.s, n’ont accès ni au système de santé ni à l’école publique, ni à la citoyenneté, ni à l’emploi car iels sont considéré.e.s comme étranger.e.s. On constate d’ailleurs beaucoup de pathologies qui se développent chez ces enfants, même devenu.e.s adultes.

Mais les lois privant les femmes de leurs libertés ne s’arrêtent pas là, elles sont multiples. En voici deux exemples significatifs :

  • En cas d’instance de divorce, la femme libanaise perd la garde de son/ses enfants et se retrouve donc obligée de choisir dans certains cas entre rester avec un mari violent, qui abuse d’elle ou perdre ses enfants. C’est une forme de chantage affectif très pernicieux.
  • De plus, il lui est interdit d’ouvrir un compte en banque pour ses enfants. En effet, cette action doit être faite par l’homme, même si c’est la femme qui subvient aux besoins de sa famille.

“Les femmes ont beau porter des vêtements convenables, elles sont exposées à la violence verbale et physique, et [les agresseurs] prennent l’islam comme prétexte”

Au Soudan, les jeunes femmes militent contre un régime oppressif et patriarcal qui les empêche de mener leur vie comme elles l’entendent. En effet, la Charia, telle qu’elle est pratiquée dans le pays, interdit aux femmes de choisir leur mari, de travailler à l’extérieur de la sphère domestique et d’avoir, tout comme les femmes libanaises, la garde des enfants en cas de divorce. “Je veux pouvoir décider librement de la façon dont je m’habille, où je vais et à quelle heure je dois rentrer à la maison (…) “Je manifeste contre cette loi qui va m’enlever mes enfants si je divorce.”, affirme une jeune soudanaise pour le journal African Arguments.

Ainsi, les soudanaises, tout en militant pour leurs droits en faisant entendre leurs voix dans la rue, redéfinissent aussi l’espace public qui leur a été trop longtemps interdit. En effet, certaines lois et décrets sur l’espace public fondés soi-disant sur l’Islam, interdisent aux femmes de travailler le soir et leur impose le port du hijab en public. De nombreuses militantes féministes s’indignent que ces lois soient toujours en vigueur et les jugent contraires à la constitution et à l’Islam. Selon le journal, ces femmes déplorent que la religion soit instrumentalisée à des fins machistes.

Altamthiliya mohema !

Vous l’aurez donc bien compris, les lois sont faites par les hommes et pour les hommes. La solution serait donc de faire place aux femmes au sein des politiques afin qu’elles puissent elles-mêmes changer ce système qui les oppresse depuis la nuit des temps. Si certaines ont tenté de faire bouger les choses, il faut malheureusement admettre que les avancées ne sont pas proportionnelles à l’urgence de la situation. En décembre 2016, lors de l’annonce du nouveau gouvernement libanais, ce dernier ne compte qu’une seule femme sur 30 et surtout, UN HOMME chargé de défendre les droits des femmes, Jean Oghassabian. Or, rappelons que les droits des femmes et le respect de leurs libertés ne seront pas pris au sérieux tant qu’elles ne seront pas représentées dans les institutions et qu’on ne leur donnera pas la place qu’elles méritent pour défendre au mieux ce qu’elles jugent nécessaire.

Les soudanaises l’ont bien compris, c’est pourquoi la coalition la MANSAM regroupant entre autres 8 associations politiques féminines a réalisé une liste de femmes qualifiées pour intégrer le gouvernement civil de transition. La coalition a aussi rédigé un texte de loi concernant les droits de la femme qu’elle espère voir intégré dans la nouvelle constitution soudanaise.

Justice pour les victimes de violences sexuelles

Au Soudan, si les revendications féministes sont similaires à celles des libanaises, les soudanaises dénoncent avant tout un fléau pernicieux qui persiste au sein de leur société, il s’agit des violences sexuelles commises sur les femmes, notamment en zone de guerre. Elles exigent de l’Etat qu’il prenne ses responsabilités et juge les responsables de ces actes infâmes : “Nous voulons que soient punis les auteurs d’abus sexuels au Darfour et dans d’autres régions du pays.”affirme une manifestante. Néanmoins, il faut garder en tête que ces revendications s’inscrivent dans un mouvement militant féministe préexistant au sein duquel les femmes luttent depuis longtemps contre les violences sexuelles qui leurs sont infligées. En effet l’ancien président Omar Al-Bachir et plusieurs de ses condisciples ont été condamnés en 2000 pour le recours aux abus sexuels au Darfour. Aujourd’hui, ce que les femmes réclament par-dessus tout est le jugement des fonctionnaires d’Etat responsables de ces crimes. “Pour moi, la justice, ce serait que tous les participants au régime précédent payent pour ce qu’ils ont fait subir à notre pays”, a déclaré une femme du Kordofan du Sud.

Malgré la violence des répressions, les femmes tiennent bon !

« Je suis obligée de me camoufler, de me faire passer pour un homme, sinon les gars ne me laisseraient pas rester en première ligne. Ils disent que c’est trop dangereux pour une femme, qu’on est fragiles, mais moi, je ne le suis pas » – Arwa, jeune manifestante irakienne

Les femmes ont joué un rôle clé dans le combat pour la liberté, la justice et la paix. Elles ont résisté malgré la violence des opposants. Nous savons que de manière générale, les manifestations ayant lieu au sein de pays non-démocratiques mènent à des répressions extrêmement violentes. Si les violences sexuelles sont souvent utilisées comme arme de guerre dans certains conflits, au Soudan, les opposants aux manifestantes ont aussi eu recours à ce type de violence. En effet, durant les manifestations survenues cet été, Les Forces de soutien rapide, une unité paramilitaire issue des milices Janjawid responsables des atrocités commises au Darfour ont commis des dizaines de viols. Le journal African Arguments parle aussi de tortures et de tirs à balles réelles. Les manifestations en Irak ont aussi mené à des violences qui ont été par la suite condamnées sévèrement par la communauté internationale. Tout comme au Soudan, certaines opposantes au régime ont été torturées, enlevées et/ou tuées. C’est pourquoi, en Irak, les militantes sont obligées de se camoufler et de ne pas s’exposer sur les réseaux sociaux à visage découvert au risque de se faire tuer, comme cela a été malheureusement le cas de la blogueuse Tara Farès tuée fin 2018.

Une autre forme de violence à laquelle les manifestantes ont dû faire face est le refus préliminaire des hommes à les accepter au sein de la lutte irakienne, sous prétexte qu’elles n’y avaient pas leur place, que c’était trop dangereux pour elles etc. Arwa, une jeune manifestante affirme d’ailleurs avoir dû se camoufler le visage afin de se faire passer pour un homme au risque d’être arrêtée. Toutefois ces dernières ont tenu bon, elles ont montré qu’elles étaient tout aussi, voire plus courageuses que leurs homologues masculins et ces derniers ont alors fini par les accepter et les respecter au sein de la lutte. Cela témoigne donc d’un pas extrêmement important vers le changement de mentalités : « Dans nos sociétés arabes, les hommes ont l’esprit fermé envers les femmes. Ici, les manifestants nous protègent. Si l’on est en danger, ils forment un bouclier humain. Et sur mon passage, je n’entends que des “merci, merci” et “que Dieu te garde” affirme Sama, 27 ans. C’est donc cette égalité entre les hommes et les femmes au sein des luttes irakiennes qui constitue une véritable révolution culturelle.

Des mouvements transgénérationnels et transconfessionnels

L’un des principaux points que l’on retient de ces luttes est la solidarité inébranlable de ces femmes. En effet, que ce soit au Soudan, au Liban ou en Irak, les femmes ont su passer outre leurs différences afin de se soutenir les unes les autres et mener un front commun. Car finalement, malgré leurs différences, elles sont toutes confrontées aux mêmes problématiques et militent pour les mêmes combats : que les droits de la femme soient pris en considération par leur gouvernement respectif et mettre fin à l’omerta qui les oppresse et les prive de leur identité en tant que sujet. Au sein de ces luttes nous avons aussi pu constater que toutes le couches de la société étaient représentées : allant des plus jeunes aux plus âgées, mais aussi des plus riches aux plus modestes, des intellectuelles aux illettrées… Par ailleurs, et notamment au Liban, les femmes issues de toutes les confessions ont protesté côte à côte, menant le même combat : que les femmes soient libres de leurs choix !

L’objectif maintenant serait que ces mobilisations donnent lieu à de vraies mesures comme accroître le taux de représentation des femmes au sein des gouvernements, afin de les laisser s’exprimer par elles-mêmes et pour elles-mêmes, car les femmes sont les plus à même de savoir ce qui est bien ou pas pour elles.

Djéné DIANÉ

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