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Quand la rue se porte témoin

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Les revendications contre les féminicides dans l’espace public

Il devient difficile de ne pas les apercevoir, au détour d’une rue, d’un croisement, d’une avenue. Une lettre noire par feuille blanche, les phrases s’imposent au regard du citadin. Impossible d’ignorer au moins une syllabe de cet assemblage glaçant. Les grandes villes françaises voient de plus en plus de leurs murs se parer de ces affiches collées en constructions syntaxiques, si simples mais pourtant si cruciales.

Pour résumer succinctement leur origine, les collages contre les féminicides ont commencé à se systématiser vers la fin août 2019, à l’aube du Grenelle contre les violences faites aux femmes, le 3 septembre suivant. Organisé par la secrétaire d’Etat Marlène Schiappa, ce colloque gouvernemental se donnait pour mission d’enrayer le compteur assassin. Loin de calmer la sempiternelle colère des activistes, il n’a pas tari la prolifération de ces affiches.

Une question centrale se pose alors : pourquoi la rue ? Quel(s) enjeu(x) représente l’espace communautaire ? Pourquoi ces collages possèdent-ils un si grande pertinence dans ce contexte d’affichage précis ? En quoi ces actions prouvent-elles également l’insuffisance perlocutoire des réseaux sociaux ?

Pour les colleuses (cf. article du Monde, « Aux femmes assassinées, la patrie indifférente » : les colleuses d’affiches veulent rendre visible les victimes de féminicides, Septembre 2019), l’indignation et la colère sont les premières motivations. Lassées de l’inefficacité gouvernementale, les activistes constatent à quel point l’Etat est incapable d’endiguer rapidement et efficacement la matrice criminelle. Coller ces affiches dans la rue, c’est avant tout un acte de « désobéissance civile », permettant aux femmes de gagner en légitimité, dans un espace où elles sont structurellement inférieures.

Marquer les esprits

L’espace médiatique classique n’a pourtant pas manqué de se pencher sur les assassinées françaises. Des journaux physiques aux réseaux sociaux, nombreuses sont les sphères communicationnelles où l’on a compté nos mortes, dénoncé l’inaction de notre pays, proposé des solutions plus ou moins réalisables. Mais noyé.e.s sous tant de contenus, sous tant de textualité et d’élucubrations médiatiques, n’avons-nous pas perdu une part de factuel dans nos discours ? De retour essentiel à la problématique ? N’avons-nous pas besoin d’éliminer toute rhétorique ?

C’est en cela que l’affichage de ces phrases trouve une première pertinence. Les collages présentent toujours des tournures d’une simplicité dépouillée. Factuels, clairs, bouleversants, choquants. « Féminicides, l’Etat coupable, l’Etat complice », « Maureen, 28 ans, tuée par son ex », « Laura, assassinée avec un couteau par son mari, 97e féminicide ». Parfois accusatrice envers le pays, parfois dénombrant nûment les victimes, la sémantique choisie ne laisse jamais de place à l’interprétation. Ainsi présentés, les meurtres, sont crachés à la figure du/de la passant.e, sans prétention et sans scénarisation. Ils s’imposent à la vue de tous.tes, vomissant une réalité connue mais souvent niée ou questionnée. Une fois dénués de toute sursignification, les faits relatés gagnent paradoxalement en puissance perlocutoire, ramenant chacun.e à la violence du phénomène, par l’énonciation pure et simple des meurtres et des procédés. L’impact est d’autant plus fort, brisant le fil de pensée du destinataire, rompant sa quiétude. Cela permet sûrement d’enraciner l’existence bafouée de ces femmes dans chaque espace mental, afin qu’elles ne soient plus jamais ignorées.

Reprendre symboliquement ses droits au sein de la ville

Outre l’aspect textuel de ces affiches, l’acte de coller illégalement dans la ville endosse à lui seul un signe fort. Il s’agit en réalité de reposer une empreinte dans l’espace public, de faire vivre ces femmes dans les scènes quotidiennes, celles où la population évolue en groupe, en masse. Les espaces extérieurs communs sont les premiers vecteurs de la domination masculine. Placées structurellement en position d’infériorité et de faiblesse dans la rue, les femmes n’ont guère de légitimité à asseoir leur présence, à manifester un quelconque pouvoir. Toujours sur nos gardes, rarement sereines. La ville est un repère pour les hommes, seuls autorisés à jouir d’une liberté de déplacement à toute heure de la journée et de la nuit.

Ainsi, ces affiches immobiles fixées prosaïquement aux murs bétonnés, permettent de relégitimer dans l’espace public une représentativité féminine. Au delà de leur caractère dénonciateur, elles sont le témoin d’une existence traditionnellement muselée. Cette colle et cette peinture offrent une visibilité hyponymique, qui dénonce d’abord ‘simplement’ les féminicides, mais qui consubstantiellement font exister une représentativité subalterniste, celle des femmes dans l’espace public.

La rue se transforme en ce sens en un véritable outil médiatique, car elle soulève les mêmes enjeux et les mêmes problématiques de la répartition inégalitaire des discours et de représentations. Ce constat n’est pas tellement étonnant, car la ville est le premier média de masse selon Michel Foucault. L’urbanisation massive des individus amène naturellement à des différenciations structurelles patriarcales fortement accentuées.

Si la ville est le médias, alors les affiches représentent un dispositif communicationnel, dans le sens canonique du terme. Elles répondent à l’urgence stratégique de médiatiser et de consolider la présence des femmes via une dénonciation tragique des féminicides.

Une réalité qui dérange…encore

C’est très certainement pour toutes les raisons citées que certains collages se voient arrachés ou tagués. Ces dégradations servent et corroborent le postulat qui théorise à quel point une parole ouverte des femmes dérange une certaine catégorie de personnes. Elles (bien souvent « ils ») ne peuvent supporter que l’espace public, leur espace public, soit réinvesti par des actrices traditionnellement invisibilisées. Est-ce une énième tentative de museler les femmes qui parlent ? D’annihiler un discours pourtant essentiel et salvateur ?

On retrouve ici les mêmes logiques que sur les réseaux sociaux, où les paroles – notamment féministes – sont constamment questionnées et tourmentées. La rue est également un lieu où les revendications se voient hiérarchisées, souvent au détriment des protestations queers et féministes. Il n’est pourtant question ici que d’un constat, mais le simple fait qu’il soit mis en lumière au coeur d’un espace où il n’est pas légitime, perturbe et gêne. Ici, la chaîne sémiotique est rompue, dans le sens où pour beaucoup, il n’est pas concevable que des combats jugés féministes marquent les murs. Leur système de croyance est chamboulé. Pour eux, la position structurellement inférieure de la femme dans la société est naturalisée, il est normal que leur présence soit amoindrie. Alors quand la rue se porte témoin de crimes envers les femmes et seulement les femmes, un maillage sémiotique, une habitude, se rompt et peut alors provoquer une réaction profondément irrespectueuse.

Outre toute bataille médiatico-urbaine, outre les enjeux que peuvent représenter ces collages, une réalité reste inchangée : celle du dénombrement infernal de féminicides depuis le début de l’année, que rien n’arrête, que rien n’enraye. On a atteint ce matin le 131e féminicide. Finalement, que l’on colle ou que l’on arrache, le mécanisme meurtrier semble encore bien huilé.

Sources images:
https://www.lci.fr/population/elle-le-quitte-il-la-tue-ces-collages-de-marguerite-stern-contre-les-feminicides-se-multiplient-sur-les-murs-de-nos-villes-2131449.html
septembre 2019 − Pauline Makoveitchoux
https://www.lyoncapitale.fr/actualite/a-lyon-des-collages-pour-dire-stop-aux-feminicides/ – Léa Fernoux

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