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Bisexualité : les mille et une facettes de l’invisible

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Dans son livre “Bi, Notes for a bisexual revolution”, Shiri Eisner liste certains des stéréotypes liés à la bisexualité : la bisexualité n’existe pas, les bisexuel.le.s sont perdu.e.s/n’arrivent pas à choisir, les bisexuel.le.s ont des moeurs légères etc… Ça vous dit quelque chose ? Beaucoup d’entre nous ont déjà entendu ce genre de réflexions, à notre intention, à celle d’un.e ami.e, ou bien au sein d’un débat un peu trop alcoolisé. La bisexualité fait partie des orientations sexuelles LGBTQI+, mais elle semble subir des préjugés bien particuliers et une invisibilisation récurrente. Pourquoi donc toutes ces idées reçues ? Et pourquoi semble-t-il si dur pour certain.e.s de reconnaître la bisexualité comme orientation à part entière ?

La biphobie, c’est pas mon genre

La bisexualité, plutôt qu’une identité, est une véritable fouteuse de merde”. Ces mots de Catherine Dechamps (Le Miroir bisexuel), autre qu’une très bonne punchline, sont révélateurs de la manière dont l’idée même de bisexualité bouscule tous les schémas. Dans nos sociétés occidentales, les questions de genre et de sexualité ont souvent été pensées de façon binaire. L’homme et la femme sont tous deux rapporté.e.s à des traits opposés : la femme est douce alors que l’homme est violent, la femme est émotionnelle alors que l’homme est rationnel, etc. Donc, lorsque le concept d’orientation sexuelle s’installe dans la conscience collective, un schéma similaire se met en place : hétérosexualité versus homosexualité. Forcément, la bisexualité fait tâche. Les personnes bies entendent sans arrêt des « tu es juste perdu.e », « tu vas choisir à un moment ! » ou des « mais qu’est-ce que tu préfères ? », comme si rien ne pouvait exister en dehors de ce système binaire.

Le genre influence aussi beaucoup la façon dont la biphobie se manifeste. En effet, la biphobie envers les femmes est très souvent liée au sexisme. L’idée reçue sur la bisexualité la plus récurrente est qu’un.e bisexuel.le a forcément une vie sexuelle très active, “délurée”. Or, cela est mal vu chez une femme et est, dans l’esprit de beaucoup, censé être l’apanage des hommes. Les femmes bisexuelles sont donc souvent dénigrées car perçues comme “volages”. Si la vie sexuelle d’une personne lui appartient et ne justifie pas de remarque dégradante, cela manifeste aussi une mauvaise compréhension du concept d’orientation sexuelle. Il faut faire la distinction entre orientation sexuelle (les personnes par lesquelles on est attiré.e/la nature de l’attraction) et comportement sexuel (la façon de vivre sa sexualité). Il n’y a pas de lien direct entre l’un et l’autre : une personne bisexuelle peut avoir peu de partenaires, une personne hétérosexuelle en avoir beaucoup, et vice versa ! Et puis, il ne faut pas oublier que le terme “bisexuel.le” peut être employé par une personne s’identifiant sur le spectre de l’asexualité (1) , et l’idée reçue selon laquelle un.e bisexuel.le est forcément très actif.ve sexuellement invisibilise une part de son identité. Pour couronner le tout, Shiri Eisner explique que la bisexualité féminine peut-être perçue comme une menace envers le patriarcat. Elle théorise que les femmes bisexuelles, pouvant choisir d’aller vers les hommes ou les femmes, pourraient imposer des conditions aux hommes et être donc en position de pouvoir !

Serait-il donc plus aisé d’être un homme (ou perçu.e comme homme(2)) bisexuel ? Ce n’est pas si simple … L’homme bisexuel est rarement rabaissé pour sa supposée vie sexuelle très active, mais les remarques biphobes existent quand même. Elles sont plus liées à l’homophobie : ici, c’est la virilité qui est en jeu. Si un homme est avec un autre homme, quid de la relation de pouvoir homme/femme ? Un homme bisexuel sera donc souvent considéré comme faible, soumis, etc… Quel que soit son genre, la biphobie fait souvent partie du quotidien des bisexuel.le.s.

Faisant partie de la communauté LGBTQI+, on peut se dire que les bisexuel.le.s trouvent du soutien au sein de cette même communauté, non ?

Être bi.e : deux fois plus d’ennuis ?

En tant qu’individus LGBTQI+, on cherche souvent asile au sein de la communauté, s’attendant à y être accueilli.e, compri.se et soutenu.e dans son identité quelle qu’elle soit. Cependant, ce n’est pas toujours le cas. Dès le début de l’activisme LGBTQI+ moderne, la bisexualité est source de confusion : en 1969, Carl Wittman affirme dans Refugees from Amerika: A Gay Manifesto que les hommes homosexuels ne devraient “se déclarer bisexuels” que lorsque la société aura accepté l’homosexualité. Il ne nie pas l’existence de la bisexualité, mais il la présente comme un choix, et estime que se dire homme bisexuel serait comme s’avouer vaincu envers une société qui n’accepte que les relations homme/femme. Par contre, aucune mention des autres personnes bisexuel.le.s … En effet, dans la biphobie à l’intérieur de la communauté LGBTQI+, le genre joue aussi un rôle ! Les femmes bisexuelles sont parfois dénigrées par les femmes lesbiennes : par exemple, on leur demande si elles aiment vraiment les femmes ou si elles veulent juste attirer l’attention des hommes hétéros. Elles sont parfois rejetées pour le simple fait qu’elles sont bisexuelles. Du côté des hommes, c’est différent. Les hommes gays auront tendance à estimer, un peu comme Carl Wittman, que les hommes bisexuels sont des hommes gays qui n’ont fait leur coming-out qu’à moitié, et à nier l’existence de la bisexualité en temps qu’identité à part entière.

À noter : les réflexions qu’une personne bie entend à l’intérieur même de la communauté sont très similaires à celle de la société dans son ensemble. Il est toujours question de demander avec insistance quelle est la préférence (comme si il y en avait forcément une(3)), d’estimer que la personne bie est forcément perdue et n’a pas encore “fait son choix”, ou bien même de complètement ignorer l’identité de la personne. En 2013, l’organisme Pew Research Data Center a mené une enquête auprès des américain.e.s LGBTQI+ à propos de leur coming out. Il a été montré que seuls 28% des bisexuel.le.s américain.e.s ont partagé leur orientation sexuelle avec tout ou la plupart de leur entourage.(4) A titre de comparaison, c’est le cas de 77% des hommes homosexuels, 71% des femmes lesbiennes et 54% des personnes LGBTQI+ (5). Cette réticence à faire son coming-out est sans doute très lié au double rejet que vivent les bi.e.s.

En effet, comment trouver soutien et appui lorsque l’on est discrédité.e., même par sa propre communauté ? Souvent, cela passe par la représentation que l’on a dans les médias…

De l’importance de la représentation

La représentation des différentes identités de genre et orientations sexuelles dans les médias est importante pour beaucoup d’individus LGBTQI+. Lorsque l’on fait partie d’une minorité (raciale, ethnique, religieuse, sexuelle, etc.), il est souvent rare de voir quelqu’un qui nous ressemble à la télévision, dans un livre ou au cinéma. Pourtant, se sentir représenté.e est clé dans l’acceptation de son identité. Alors, qu’en est-il des bisexuel.le.s dans les médias ? Et bien, il y a encore beaucoup de travail à faire … Souvent, alors qu’un personnage a fréquenté plusieurs genres, et qu’une possibilité serait qu’il.elle soit bisexuel.le (6), le mot n’est même pas prononcé. Le personnage sera “un ancien hétéro” ou aura eu “une phase homosexuelle”. Ce schéma se reproduit aussi dans le traitement médiatique de certaines célébrités : par exemple, Lady Gaga a publiquement partagé sa bisexualité mais est souvent considérée comme une femme hétérosexuelle par les médias.

Lorsque la bisexualité est mentionnée, elle est souvent porteuse de préjugés négatifs. Par exemple dans la saison 5 de la série Glee, Santana se réjouit d’enfin sortir avec une femme lesbienne parce qu’elle “n’a pas peur qu’elle la trompe avec un mec”. L’image de la personne bisexuelle comme forcément infidèle n’est pas nouvelle, et assez persistante pour toujours entendre ce genre de remarque en 2013, dans une série qui se veut inclusive … Le traitement de la bisexualité est, quand il existe, alors souvent problématique. En 2008, la chanson “I kissed a girl” (“j’ai embrassé une fille”) de Katy Perry a causé la polémique au sein de la communauté LGBTQI+. Si certain.e.s étaient ravi.e.s de voir une chanteuse pop parler de relations entre femmes, beaucoup d’autres ont estimé que Katy Perry utilisait l’image de deux femmes ensembles pour correspondre au fantasme de beaucoup d’hommes hétéros.

Cependant, il faut reconnaître que les choses avancent ! Dans la série musicale Crazy Ex Girlfriend, Darryl découvre sa bisexualité après son divorce, et l’on voit enfin un homme bisexuel représenté hors des clichés de vie débridée et de réputation sulfureuse. On peut aussi mentionner la websérie All For One, ou encore le personnage de Rosa dans Brooklyn Nine-nine ! Au fur et à mesure, des représentations de personnes bisexuelles apparaissent, des personnages nuancés et entiers dont l’orientation sexuelle fait partie de leur identité sans en être la totalité.

La bisexualité est parfois invisibilisée, dénigrée ou ignorée, aussi bien au sein de la communauté LGBTQI+ que dans la société dans son ensemble, mais les bisexuel.le.s sont de plus en plus reconnu.e.s et respecté.e.s. Avec un long travail d’éducation, de militantisme et de représentation, les individus LGBTQI+ et leurs allié.e.s parviennent lentement à faire accepter les différentes orientations sexuelles et identités de genre dans la sphère publique. Mais le chemin est long, et faire disparaître des clichés si intégrés à nos sociétés n’est pas une mince affaire. Alors, s’il vous plaît, donnez un cookie aux bisexuel.le.s de votre quartier, on en a bien besoin.

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Source de l’image : https://cxg.fandom.com/wiki/Gettin%27_Bi?fbclid=IwAR2aseRKM_fcabHWlTahqBDRgwBq5ddDOEt1VF6Cx8EVqRBBW-Tq_SFeV7o

(1)  “Asexuel.le” qualifie une personne n’éprouvant pas d’attirance sexuelle. Le spectre de l’asexualité regroupe différentes orientations, telles que la “demi-sexualité” (lorsque l’attirance sexuelle ne peut apparaître qu’une fois qu’un lien émotionnel fort est créé).

(2)  Dans cette partie je me concentre sur les différences de la biphobie envers les hommes et les femmes (ou des individus généralement perçus par la société comme l’un ou l’autre) en fonction de leur genre, mais cela ne signifie pas que les personnes non-binaires ne vivent pas la biphobie. Simplement, au vu de l’incompréhension encore persistante de la société envers la non-binarité, il ne semble pas y avoir d’idées reçue sur la bisexualité spécifiquement attribuées à leur genre.

(3) Certaines personnes bies ont une préférence envers un/des genres, mais ce n’est pas toujours le cas.

(4) Chapter 3: The Coming Out Experience. (2013, juin 13). Consulté le 10 novembre 2019, à l’adresse https://www.pewsocialtrends.org/2013/06/13/chapter-3-the-coming-out-experience/

(5) Incluant ici bisexuel.les, lesbiennes, gays, et personnes transgenres. Il faut noter qu’une partie de la communauté LGBTQI+ n’est pas inclue dans la recherche (personnes asexuelles, non-binaires, etc.).

(6) Par exemple Piper dans la série Orange Is The New Black

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