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Mise en lumière de la réelle expérience des femmes sur Twitch

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Mardi 5 novembre, Clara B (@claraaaaille) poste sur Twitter un thread de 10 tweets présentant une étude qu’elle a réalisée à propos des insultes sexistes sur Twitch, et le moins que l’on puisse dire c’est que ça a fait réagir.

 

 

L’étude

Si elle précise d’emblée que son travail n’a pas de prétention universitaire puisqu’il n’a pas été relu, corrigé ou encadré par des professeurs habilités, il n’en demeure pas moins intéressant puisqu’il tire sa source à la fois de travaux théoriques, mais aussi d’un recueil de données. À l’origine, un rapport du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce rapport commence à aborder le cybersexisme mais reste assez limité. La partie « en ligne » de l’étude ne porte que sur les 3 vidéos les plus vues de Norman et Cyprien, et observe que 5 de ces 6 vidéos utilisent des ressorts sexistes (sexualisation des femmes, personnages féminins disqualifiés…). L’analyse est juste mais le corpus est très limité, déjà parce qu’internet ce n’est pas que YouTube, ensuite parce que YouTube ce n’est pas que Norman et Cyprien, et enfin parce que Norman et Cyprien n’ont pas fait que 3 vidéos chacun.

Clara décide alors de se pencher sur Twitch, plateforme de streaming (diffusion de contenu en direct), essentiellement connue pour les jeux vidéo. Le streamer ou la streameuse diffuse le plus souvent ce qui se passe sur son écran, avec un encart dédié à la vidéo. Un tchat est disponible à côté pour que les « viewers » (le public) puissent interagir. L’angle qui a été choisi pour cette étude sur le sexisme sur Twitch est celui des insultes. Pour proposer une analyse pertinente, l’autrice a regardé 50h de live en relevant les insultes prononcées par le streamer, la part d’insultes sexistes, et pareil pour le tchat. Pour la distinction qui est faite entre une insulte sexiste et une insulte non-sexiste, je vous renvoie directement à son étude (page 25).capture d’écran d’un live de Skyyart

Les données recueillies proviennent des diffusions de 3 de 5 streamers les plus importants en France en matière de nombre de vues mensuelles, ce qu’elle explique par une volonté que l’étude porte sur « les streamers qui dominent le Twitch Français ». Elle a donc regardé 50h de contenu de Kameto, Mister MV et ZeratoR, et systématiquement retranscrit les insultes. Celareprésente un travail colossal, étant donné qu’en heure de pointe un tchat de plusieurs milliers de viewers est très actif et qu’il faut faire pause constamment, alors sur 150h je vous laisse imaginer… En plus de ces données, Clara a réalisé des entretiens avec des acteur·rice·s du milieu, pour essayer de comprendre l’impact des insultes et remarques sexistes sur les streameuses.

Les résultats

Pour que cela soit lisible et parlant, les résultats ont été regroupés dans des tableaux (page 29). Sont alors relevées les insultes prononcées par les streamers par rapport au nombre d’insultes dans le tchat. La part des insultes sexistes parmi les insultes totales est variable selon le streamer, mais dans 2 cas sur 3 elle est très nettement inférieure à celle du tchat. Pour les résultats détaillés n’hésitez pas à aller lire l’étude (et si vous voulez un court résumé vous avez cet article). Plusieurs des premières chaînes françaises sur Twitch présentent donc régulièrement des contenus sexistes, notamment dans le tchat. Clara B s’est alors posé deux questions qui composent sa quatrième partie (page 81 à 87, que je vous conseille tout particulièrement) : Qui en est responsable et quel est la conséquence de ces comportements sur les streameuses ?

Pour y répondre, elle a fait appel à plusieurs femmes qui diffusent leurs parties de jeu vidéo sur Twitch et, sans réelle surprise, toutes témoignent de l’impact réel du sexisme dans leur quotidien, associé à une difficulté à faire évoluer les mentalités dans cette communauté.

Évidemment, cette étude n’est pas parfaite. Pour autant les limites sont clairement annoncées et reconnues par l’autrice (l’échantillon retenu ne saurait être totalement représentatif de l’écosystème Twitch, il est difficile de distinguer précisément ce qui est sexiste et ce qui ne l’est pas etc.). L’intérêt de ce travail est de mettre en évidence un problème qui n’est peu ou pas traité par des personnes qui s’intéressent vraiment au sujet (par comparaison avec certains médias traditionnels dans lesquels on peut retrouver des articles sur Twitch ou la « communauté gaming » écrits sans que l’auteur·rice n’aie regardé le moindre stream). C’est important que des acteur·rice·s du milieu se penchent sur la question (public et streamer ou streameuse) puisqu’une volonté de changement sera d’autant plus difficile à concrétiser si elle ne vient que d’un côté.

La réception

Lorsque Clara a posté sur Twitter le thread avec les résultats de l’étude, en y mentionnant les 3 streamers concernés, elle a très rapidement été citée par Kameto… qui a manifesté son désintérêt.

Kameto ayant près de 200k abonnés, Clara en a 380 (au moment où j’écris cet article, donc bien moins au moment de la publication de l’article), et vous voyez le problème arriver normalement.

En quelques heures, il y a eu plus de 1000 réponses sur le tweet d’origine, en majorité des trolls ou des insultes. Malheureusement rien n’a été fait ou dit par le principal intéressé (ou désintéressé) pour retenir les messages de sa communauté. Ceci a eu des conséquences pour toutes les personnes ayant participé de près ou de loin à l’étude, mais surtout pour son autrice, qui déclare que si elle n’a pas regretté la faire, elle a regretté de l’avoir postée. Heureusement, dans le flot de messages négatifs, elle a reçu le soutien de plusieurs personnes du milieu qui ont lu le document en la félicitant ou en lui apportant des pistes d’amélioration. Mister MV a pour sa part évoqué l’étude dans un de ses streams en ironisant sur les « pp manga alpha » qui s’étaient sentis agressés.

La responsabilité et l’évolution

Se poser la question « Comment faire évoluer les choses ? » implique la question de la responsabilité. Le « gaming » et la communauté francophone de Twitch ne sont pas nécessairement plus sexistes que le reste de la société. Cela contribue à un système global qui rend plus pénible l’expérience des femmes (et des minorités en général) sur internet et « dans la vraie vie ». Je pense que la responsabilité est partagée et qu’il serait vain de vouloir identifier une seule personne (ou catégorie de personnes) responsable de tous ces maux. Bien sûr la source du problème vient de celleux qui envoient des messages insultant dans les différents tchat (je vous conseille d’aller lire les annexes pour un petit florilège). La problématique est complexe et on peut supposer que les raisons ressemblent à celle du cybersexisme en général (anonymat, effet de groupe, « gimmicks », impunité…). Pourtant, si de tels messages sont visibles, et sont légion, c’est aussi une conséquence de l’inaction de Twitch quant à ces problématiques. Bien souvent, ce sont les modérateur·rice.s qui suppriment manuellement les messages déplacés ou insultants, quand ce n’est pas le streamer ou la streameuse directement. Ce refus -ou cette incapacité- de Twitch à mettre en place de vraies mesures contribue à ce que le milieu du streaming français soit largement dominé par les hommes, et à ce que les femmes qui s’y essaient vivent en général une expérience bien moins agréable, voire même traumatisante.

Tout n’est pas perdu pour autant, et il faut dire que j’ai vu des choses très encourageantes se produire sur Twitch récemment. Je pense que la prise de conscience des streamers quant aux problématiques sexistes de la communauté en général peut jouer un rôle majeur. Lors du Z Event 2019 (marathon caritatif français rassemblant 54 streamers et streameuses en direct pendant un week-end au profit de l’Institut Pasteur), je me souviens avoir vu Etoiles réprimander un internaute qui avait commenté le physique… d’une candidate de Question pour un Champion, déclenchant une vague de bienveillance et de soutien dans le tchat. De la même façon, Antoine Daniel n’hésite pas à bannir du tchat l’auteur d’insultes sexistes, tout en explicitant pourquoi il le fait : est alors érigé comme une « règle » pour suivre son stream et participer au tchat le fait de ne pas écrire d’insulte sexiste. La modération et/ou la réprimande systématique est quelque chose que sont déjà obligées de faire les streameuses, mais qui n’est pas compliqué à faire pour les streamers qui veulent une communauté plus saine et inclusive. Cet enjeu est de plus en plus abordé par des influenceurs. Squeezie a par exemple fait un live « débat » sur le sujet, en cherchant régulièrement des informations sur internet pour ne pas dire de bêtise, et en reprenant Doigby lorsque ce dernier dit que les femmes sont « peut-être » plus sujettes à la toxicité d’internet.

Jean Massiet, de la chaîne Accropolis a également fait un livedans lequel il parle du sexisme sur Twitch, et dans lequel Clara intervient pour présenter son étude et ses conséquences, que je vous invite à aller regarder si cet article a éveillé votre curiosité. Et sinon, n’hésitez pas à soutenir vos streameuses préférées sur Twitch !

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