Actualité

Non, l’écriture inclusive ce n’est pas un « péril mortel ».

Published

on

Il y a quelques mois, la très respectable et très honorable Académie Française (qui compte quatre femmes sur trente-quatre membres, tou.te.s d’un âge particulièrement enclin à l’esprit contestataire) déclarait dans un communiqué : « devant cette aberration “inclusive”, la langue française est en péril mortel ». « Péril mortel ». L’expression prête à sourire mais à bien y réfléchir, elle souligne à elle seule toute la diabolisation qui s’est créée autour de l’écriture inclusive et cela en quelques mois. Tout d’abord, faisons un petit point définitionnel. Selon Le Manuel d’écriture inclusive de l’agence de communication d’influence « Mots-Clés » elle désigne « l’ensemble des attentions graphiques et syntaxiques qui permettent d’assurer une égalité de représentation des deux sexes ». On renonce ainsi au masculin générique (comme « les acteurs du développement durable ») et à la primauté du masculin sur le féminin (« des hommes et des femmes sont allés »). Cette forme d’écriture est elle-même une forme d’engagement dans les problématiques du genre, comme tout engagement elle fait peur. J’écris cet article afin de vous inviter à revoir votre opinion, si elle est négative, mais aussi pour vous faire partager ma propre expérience. Car le meilleur moyen de se lancer dans l’écriture inclusive c’est avant tout de la pratiquer et surtout de se l’approprier.

Il y a peu j’étais très réfractaire vis-à-vis de ce mode d’écriture et de pensée que je trouvais au mieux accessoire, au pire extrême. Je ne comprenais pas non plus les passions qu’il déchaînait, je me tenais en dehors de tout cela. La création d’un webzine féministe m’a forcée à redéfinir mon rapport aux mots, à mieux les réfléchir. Afin de respecter la ligne éditoriale de « Fais pas genre ! » j’ai commencé à écrire de façon inclusive. Très vite je me suis rendue compte de deux choses capitales : non, ce n’est pas difficile et oui, c’est utile. Ces deux constats se sont imposés à moi quand j’ai simplement écrit « tou.te.s ». Ce simple mot m’a permis de redéfinir tout le rapport à mon article. D’un seul coup, mon espace mental n’était plus seulement constitué d’hommes mais se trouvait habité de femmes. L’utilité de l’écriture inclusive m’est alors apparue : elle permet de changer sa représentation et ainsi sa façon de penser tous les individus notamment dans un article ou un communiqué officiel. Penser tous les genres (y compris bigenre, agenre, ou encore fluide) en les faisant apparaître physiquement dans un texte permet de redéfinir son rapport à la société et les rapports de domination qui s’exercent malgré nous dans nos esprits, dans l’inconscient collectif. En effet, bien qu’on nous apprenne dès le plus jeune âge que « le masculin est neutre en français », dans les faits nous sommes loin de cette vision naïve.

Encore une fois tout est question d’imaginaire. Je ne doute pas du fait que nos cher.e.s Académicien.ne.s arrivent naturellement à se représenter tous les genres quand iels écrivent « les acteurs du développement durable ». Malheureusement ce n’est pas mon cas, je l’avoue. Passer par l’écriture inclusive c’est écrire « les acteur.ice.s ». Alors oui, le.la lecteur.ice moyen.ne objectera : « Ah mais c’est moche j’arrive pas à lire et puis on le dit comment ? » Calme toi René.e, ce n’est pas facile mais c’est avant tout une question d’habitude. Je pense aussi que chacun.e lit intérieurement l’écriture inclusive différemment, dans mon cas je vais simplement lire « les acteurs et les actrices du développement durable », ce qui est parfaitement propre en français académique et respecte l’égalité des genres. Magique le péril est évité ! Pour ce qui est des expressions plus longues je vais aussi réussir à les lire naturellement en créant une sorte de nouveau mot intérieurement et finalement l’œil s’habitue très vite. Bizarrement la plupart des personnes qui me disent que l’écriture inclusive est illisible, inutile et difficile n’en n’ont bien souvent jamais fait l’expérience et quand iels la font, la barrière disparaît… La pratique, qu’elle soit sous la forme de lecture ou d’écriture, est encore la façon la plus simple d’apprendre. Faisons encore une petite expérience pour vous convaincre du bien-fondé de ma réflexion.

Si j’écris « les infirmières manifestent », quelle image vous vient immédiatement en tête ? Si vous êtes un être supérieur alors vous verrez des hommes et des femmes qui manifestent, ou alors plus de femmes que d’hommes car la profession est encore très féminine. Mais si vous êtes, comme moi, une personne un peu nulle, vous ne verrez que des femmes. À l’inverse si j’avais écrit « les ouvriers manifestent », vous n’auriez imaginé que des hommes ou presque, alors que de nombreuses femmes travaillent dans des manufactures. L’écriture inclusive, plus qu’un engagement féministe est aussi une question de justice. Elle permet de mettre en lumière les genres pour une représentation mentale plus juste et par effet de causalité, une meilleure représentation du monde. Dans le cas des noms de métiers, on ne peut que s’interroger parfois sur la bonne foi des journalistes. « Ah ! Mais on va devoir inventer des mots qui n’existent pas pour désigner des métiers, c’est horrible ! », sauf que, non. En effet, la plupart des noms de métiers ont leur équivalent féminin depuis des siècles mais il a été dévalorisé et n’est presque plus utilisé. Prenons par exemple le mot « auteur », il existait au Moyen-Âge le mot « autrice » pour définir une femme écrivain. Au XVIIème, la toute jeune Académie Française décide d’éliminer le mot de la langue française, d’en réduire l’usage au maximum et cela en ne le faisant pas apparaître dans les premiers dictionnaires. C’est ainsi qu’on fait disparaître un mot : en le supprimant à l’écrit et à l’oral, le faisant passer aujourd’hui pour un odieux néologisme. Car oui, c’est bien par la langue que l’on impose un mode de pensée, des représentations mentales. Dans 1984, George Orwell développe un monde au sein duquel une nouvelle langue est créée : la novlang. Celle-ci permet de réduire le vocabulaire au maximum afin d’imposer aux populations les concepts et modes de représentations les plus binaires possibles. La réduction de la finesse du langage réduit aussi la finesse de représentation. C’est bien ce que l’Académie Française a fait au XVIIème afin d’imposer une langue unique à une époque où les parlers régionaux sont les plus couramment employés. L’écriture inclusive propose de se réapproprier ces mots interdits sous prétexte qu’une autrice, cela semble aberrent car une femme n’est pas censée écrire.

J’ai conscience que l’écriture inclusive puisse gêner la lecture d’un roman, il n’est pas question de réécrire La Comédie Humaine. Pourtant, à l’avenir, il sera peut-être possible d’envisager une poésie de l’inclusif, permettant de dépasser le rythme qu’elle impose à la lecture, l’aspect inesthétique qu’on lui reproche. En attendant, il en va de la responsabilité de chacun.e de s’interroger sur la légitimité des mots que nous employons, sur leur violence et les modes de représentation qu’ils impliquent. Cela va des citoyen.ne.s lambdas à ceux et celles qui écrivent les lois. Je vous invite donc tous et toutes à sortir de votre zone de confort et à faire l’expérience de l’écriture inclusive, des mots neutres et féminisés pour une langue plus égalitaire, mais surtout une société plus juste.

Caroline Poyet

1 Comment

Trending

Quitter la version mobile