Culture

La fluidité et la représentation du genre dans la musique populaire des années 1980 et 2010

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Note :

Le sexe d’une personne est son appartenance biologique (mâle, femelle, intersexe…)

Le genre d’une personne est son appartenance sociale (homme, femme, non-binaire…)

Le rôle de genre est l’ensemble des attributs et idées reçues associées au genre d’une personne (ex : seule les femmes portent des robes).

Parfois on utilise le mot genre pour dire rôle genré.

La semaine dernière mon père m’a ramené une pile de vieux numéros de Paris-Match, « regarde un peu, il y en a un avec Bowie » me dit-il. Il est daté du 8 juin 1984. En couverture du journal, une photo de David Bowie titrée « La vague du « troisième sexe » envahit le rock […] un phénomène social ». À l’intérieur, le journaliste parle d’une véritable révolution, « un nouveau mouvement déferle sur la musique pop et sur le public de jeunes […] le mélange des genres ».

Ainsi en 1984 lit-on dans un des plus grands hebdomadaires français que désormais les icônes de la pop sont autant appréciées pour leur musique que pour leur non appartenance à un genre défini, leur transgression des rôles de genre. Il semblerait que la communication de ces stars soit fondée en grande partie sur l’ambiguïté du genre qui marque largement leur image. Une question se pose alors, avons-nous aujourd’hui des équivalents dans la musique populaire, avec un impact similaire, dont la communication est autant fondée sur cette idée de transgression des normes genrées ? La réponse n’est pas si évidente et je ne pourrai y répondre que partiellement en ne me penchant que sur le domaine de la musique pop. Je vous propose tout d’abord un saut dans les années 1980. François Mitterrand est président, les CD sont sur le point de révolutionner le monde de l’audio et vous ne devez pas choisir entre vous nourrir cette semaine ou acheter un paquet de cigarette (dont les publicités envahissent les magazines).

En regardant des clips pop des années 1980, il est évident que de nombreu.x.ses artistes extrêmement populaires jouent avec les codes du genre. Le phénomène touche alors aussi bien les hommes que les femmes, hétérosexuel.le.s ou non. Il y a tout d’abord des artistes qui cultivent la fluidité de genre / la non binarité, le look « troisième sexe » sans pour autant être homosexuel.le.s comme Eurythmics, un duo composé d’une femme au style très androgyne et de son compagnon, ou Human League qui offre une image des genres fluides dans le clip « Don’t You Want Me ». Ici, le jeu sur les attentes genrées ne sert que la communication des artistes et n’engage pas leurs préférences sexuelles. Au contraire, d’autres jouent sur cet aspect en mettant aussi en avant leur homosexualité comme « Dead or Alive » dont le chanteur Pete Burns est devenu une icône gay ou encore le célèbre Boy George de Culture Club. Dans ce cas, le jeu sur le genre sert à affirmer son homosexualité, ou tout du moins témoigne de la volonté de ne pas la dissimuler. Ce qui est frappant ici, c’est qu’auparavant la musique pop-rock ne s’illustrait pas par cette non conformité. Au contraire les stars que furent Elvis Presley, ou même les Beatles, jouaient sur leur sex appeal sans pour autant poser la question de leur attirance sexuelle ou remettre en question les codes du genre. Il est encore plus frappant de constater que les machines à tubes qui mettaient en avant leurs différences ne rencontraient que peu de réactions indignées comparé à leur succès. Leur esthétique ne faisait pas obstacle à leur popularité, voire la renforçait comme le groupe Franky Goes To Hollywood et le clip (très) explicite « Relax » dont le caractère provocateur n’avait pas empêché un succès massif. Face à ce constat, observons maintenant l’image des icônes des années 2010, qui semblent s’affirmer à l’opposé du « triomphe du troisième sexe » qu’annonçait mon Paris-Match.

Ci-dessus, David Bowie période « Hunky Dory » et ci-dessus Eurythmics : des artistes qui jouent sur les codes du genre.


Aujourd’hui cette image n’a pas entièrement disparue mais s’est largement transformée. La libération sexuelle s’étant accentuée, les corps se sont largement dénudés et l’ambiguïté du genre s’est atténuée. Au contraire les hommes comme les femmes semblent réaffirmer leur genre à travers la monstration de corps très différenciables entre eux et des visuels de plus en plus marqués. L’un des cas les plus représentatifs est celui de la chanteuse Nicki Minaj dont la communication est largement marquée par son physique très sexualisé et provocateur.  Mêmes les icônes qui jouent moins sur le côté « trash » mettent en avant des plastiques très normalisées comme Beyonce ou Katy Perry.

Pourquoi un tel retournement ? Dans les années 1980, la transgressions des rôles de genres était extrêmement populaire, ne choquait plus (sans passer pour acquise) et s’affirmait comme une donnée communicationnelle presque nécessaire pour réussir : c’était à la mode. Au contraire, aujourd’hui la mode est plus à la monstration (acte d’exposer, de montrer aux yeux du public) : la société permet aux artistes de le faire. Ce n’était pas le cas auparavant, ou alors un fait minoritaire avec des artistes comme Madonna qui ont ouvert la voie à ce changement.

Malgré la moindre place accordée au « troisième-sexe» dans la musique populaire aujourd’hui, cela ne signifie pas que les artistes ne s’engagent pas, au contraire. Dans les années 1980, la non conformité sexuelle est bien souvent purement communicationnelle : David Bowie a avoué lui-même s’être créé une bisexualité commerciale notamment avec Lou Reed. Il faut aussi considérer que l’homosexualité n’était pas non plus une cause défendue par les artistes. Le sujet était encore largement tabou et l’arrivée du sida, si elle permettra de libérer la parole, jettera encore plus le discrédit sur cette communauté. Aujourd’hui les artistes s’engagent plus, parlent plus ouvertement de genre, de préférence sexuelle et de féminisme. Récemment, iels dénoncent aussi le harcèlement sexuel. Citons par exemple l’engagement auprès de la communauté gay de Lady Gaga, ou de Drake qui pointe du doigt un forcing sexuel en plein concert : tout cela aurait paru improbable trente années auparavant. Il semblerait aussi que les femmes se réapproprient un corps monopolisé par la société, sous contrainte ; désormais elles font le choix de le montrer aux yeux de tou.te.s sans tabou en réutilisant les codes. L’imposante chanteuse du groupe Gossip (qui se définit elle-même comme « fat »), Beth Dito, revendique son homosexualité, ne la cache pas et s’affirme comme une icône de mode en défilant notamment pour Jean-Paul Gautier.

Ci-contre, Nicky Minaj et la monstration extrême du corps.

Ci-dessus, Beth Ditto la chanteuse de Gossip qui brise les codes du corps féminin normé.

Les années 2010 sont marquées par une esthétique de la monstration dans la musique populaire, là où auparavant les corps sont floutés derrière le masque d’un effort d’androgynie. Les visuels sont avant tout des effets de mode, et bien qu’une esthétique très sexy et provocante aide à devenir célèbre, elle ne fait pas tout (de même que la transgression du genre des années 1980). Aujourd’hui le manque de prise de position semble suspect quand une célébrité atteint un certain niveau de popularité. Pour preuve du manque d’engagement manifeste des artistes il y a trente ans, la conclusion de l’article de Paris-Match, enthousiaste à l’idée que la libération du genre amène à une plus large place à l’humour et à la « parodie ». Ici se trouve la grande différence : auparavant le jeu sur le genre renvoyait souvent au déguisement, au carnaval avec le retournement des logiques de la société. Aujourd’hui les artistes n’ont plus besoin de passer par le jeu pour parler de la cause du genre, du féminisme ou de l’orientation sexuelle ce qui semble tout à fait encourageant pour la suite des événements.

Caroline Poyet

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